Ăpisode 1
âEt merde. Le scraper est de retourâ. En ce week-end de septembre 2010, cela fait quelques heures que les informaticiens de la bibliothĂšque numĂ©rique Jstor tentent de contrer le robot qui tĂ©lĂ©charge en masse des documents pdf.

Le blocage dâune premiĂšre adresse IP sâest avĂ©rĂ© vain. Les tĂ©lĂ©chargements ont en effet repris Ă partir dâune nouvelle adresse. Il va falloir prĂ©voir une riposte plus large, en bloquant une plage dâadresses. Au risque de perturber lâaccĂšs des utilisateurs lĂ©gitimes de Jstor.
Ce service dâarchives universitaires est gĂ©rĂ© par une organisation Ă but non lucratif, offrant Ă ceux qui peuvent bĂ©nĂ©ficier dâun abonnement (gĂ©nĂ©ralement 50 000 dollars par an pour une universitĂ©) une ouverture sur plus de 6 millions de documents acadĂ©miques.
Le scraping est un bon exemple de zone grise du numĂ©rique. Ce terme dĂ©signe une collecte automatisĂ©e dâinformations disponibles sur les sites web.
PlutĂŽt que dâaller manuellement sur un site, puis un autre, pour enregistrer les informations, vous pouvez simplifier cette tĂąche avec un robot, un logiciel ou bien souvent quelques lignes de code. Câest par exemple ce que fait le trĂšs pratique site internet archive, qui permet de retrouver lâhistorique de pages web.
Mais dâautres utilisations du scraping sont beaucoup plus contestables. Des entreprises se sont fait une spĂ©cialitĂ© dâaspirer des annonces immobiliĂšres pour constituer des bases de donnĂ©es et ensuite faire du spam.
Et sur Zdnet.fr, je vous avais parlĂ© de la condamnation dâune start-up pour une intrusion informatique ouvrant la voie au scraping dâannuaires internes de lâenseignement supĂ©rieur, une façon de faire grossir un fichier marketing.
Revenons au scraping des documents de Jstor de septembre 2010. Pour lâĂ©diteur, ces tĂ©lĂ©chargements de masse sont un problĂšme. Ils ralentissent les serveurs et nuisent Ă tous les autres utilisateurs du service. Il faut donc rĂ©ussir Ă stopper ce flot de tĂ©lĂ©chargements, mais sans perturber lâaccĂšs au service des utilisateurs.

VoilĂ pour la thĂ©orie, maintenant câest plus facile Ă dire quâĂ faire. On ne sait pas qui est derriĂšre ce scraping de masse. On sait juste que les adresses IP utilisĂ©es sont associĂ©es au MIT, le Massachusetts Institute of Technology. Mais cette universitĂ©, lâune des plus prestigieuses au monde, ne sait pas non plus qui se cache derriĂšre cette adresse IP.
Quinze jours plus tard, le 9 octobre, toujours un samedi, un nouveau tĂ©lĂ©chargement encore plus massif est constatĂ©. Pour le stopper, Jstor sort cette fois-ci le bazooka. LâaccĂšs au service est suspendu pendant trois jours pour tous les Ă©tudiants et le personnel du MIT.
Cette bibliothĂšque numĂ©rique est alors utilisĂ©e quotidiennement par plusieurs centaines de personnes de lâuniversitĂ©. Le MIT bannit de son cĂŽtĂ© lâadresse MAC, cet identifiant physique liĂ©e Ă la carte rĂ©seau, associĂ©e au scraper. Mais cela ne suffit pas Ă stopper les agissements du pirate
Jstor estime que 80% de la base de donnĂ©es, soit 4,8 millions dâarticles, ont Ă©tĂ© tĂ©lĂ©chargĂ©s. Pour lâĂ©diteur, lâattaquant cherche Ă faire main basse sur ses archives pour les diffuser ensuite ailleurs. La riposte sâorganise. Jstor ne porte pas plainte mais planche sur une nouvelle façon dâauthentifier les utilisateurs du MIT.
Ce jeu du chat et de la souris se poursuit durant lâhiver. Le 26 dĂ©cembre, de nouveaux tĂ©lĂ©chargements suspects sont dĂ©couverts. En fait, ils avaient commencĂ© Ă la fin novembre mais Ă©taient passĂ©s inaperçus.

Sauf que cette fois-ci, le MIT parvient Ă avoir une premiĂšre piste sur lâorigine des tĂ©lĂ©chargements massifs. Il sont venus du bĂątiment 16. Puis, le 4 janvier, le MIT localise prĂ©cisĂ©ment lâorigine de la connexion suspecte.
Dans un petit local technique, une sorte de grand placard mal sĂ©curisĂ© - lâaccĂšs peut ĂȘtre forcĂ© en tirant simultanĂ©ment sur les deux portes, le verrou ayant Ă©tĂ© endommagĂ© - , un ingĂ©nieur dĂ©couvre un cĂąble rĂ©seau, et au bout, un ordinateur portable.
Ce portable de marque Acer est directement branchĂ© sur le rĂ©seau informatique. Celui qui lâa installĂ© lâa branchĂ© sur le rĂ©seau du MIT. Aucun piratage, tous les utilisateurs de passage peuvent le faire. La session a Ă©tĂ© ouverte au nom de Gary Host. Visiblement un clin dâĆil. Lâordinateur a Ă©tĂ© paramĂ©trĂ© pour afficher comme nom âGhost Laptopâ, pour G. Host, âle portable fantĂŽmeâ, traduit en français.
Sur lâordinateur capturĂ©, on dĂ©couvre lâoutil de scraping. Câest un simple script python, appelĂ© Keepgrabbing.py, qui automatise le tĂ©lĂ©chargement. On apprend Ă©galement que pour tromper la vigilance du MIT, lâadresse MAC de lâordinateur a Ă©tĂ© modifiĂ©e pour obtenir une nouvelle adresse IP lors de sa connexion, ce qui a permis donc de poursuivre les tĂ©lĂ©chargements.
AprĂšs cette drĂŽle de dĂ©couverte, le MIT appelle la police. Et un inspecteur dâune unitĂ© spĂ©ciale dĂ©diĂ©e Ă la lutte contre le cybercrime, la New England Electronic Crimes Task Force, dĂ©barque avec deux collĂšgues de lâUS Secret Service et lâautre du Boston Police Department.

Une remarque Ă ce sujet. Contrairement Ă son nom, lâUS Secret Service nâest pas une officine dâagents secrets, mais plutĂŽt une agence de contre-espionnage, avec deux missions principales, la lutte contre la fraude financiĂšre ou la fausse monnaie. Mais elle est Ă©galement compĂ©tente en matiĂšre de lutte contre la fraude Ă©lectronique ou les attaques informatiques, ce qui justifie la prĂ©sence dâun de ses agents.
Les policiers relĂšvent les empreintes digitales sur lâordinateur. Puis ils tentent sans succĂšs de faire une copie du disque dur branchĂ© Ă la machine. Mais ils laissent lâordinateur dans le placard. Et pour prendre le scraper en flagrant dĂ©lit, ils installent une petite camĂ©ra.
A posteriori, on sait que le timing a Ă©tĂ© trĂšs serrĂ©. Il sâest Ă peine Ă©coulĂ© une demi-heure avant que le scraper ne revienne. Les images de vidĂ©osurveillance enregistrent un premier passage, ce 4 janvier. Le suspect est un homme, plutĂŽt jeune, aux cheveux noirs mi-longs, avec un sac Ă dos et un casque de vĂ©lo Ă la ceinture.
Lâacte dâaccusation souligne lâattitude fuyante du suspect, qui chercherait Ă dissimuler son visage. Au vu des images, je trouve que câest un peu tirĂ© par les cheveux. Il donne surtout lâimpression dâĂȘtre concentrĂ© sur autre chose. Quoi quâil en soit, le jeune homme ouvre la porte du placard. Puis il change le disque dur externe.
Quand les enquĂȘteurs rĂ©alisent que leur client est dĂ©jĂ sur place, ils envoient deux agents pour lâarrĂȘter. Mais leur suspect est dĂ©jĂ parti. On regarde Ă nouveau les images, personne ne reconnaĂźt le scraper. On en reste lĂ jusquâau 6 janvier, deux jours plus tard, vers 12h30, avec le retour du scraper.
Cette fois-ci, le suspect fait le grand mĂ©nage. Il prend le nouveau disque dur externe, et lâordinateur portable, avant de sâen aller. La police va-t-elle lâarrĂȘter Ă sa sortie du grand placard? Et non.
Car encore une fois, la surveillance du local technique connaĂźt des ratĂ©s. Aucun agent nâest Ă proximitĂ© du bĂątiment 16. Dans lâaprĂšs-midi, les informaticiens remarquent toutefois que lâordinateur du scraper, identifiĂ© grĂące Ă son adresse MAC, se connecte depuis le bĂątiment 4, puis de deux autres sites de lâuniversitĂ©.
Le suspect est donc toujours dans les parages. Il va finalement ĂȘtre arrĂȘtĂ© grĂące Ă un coup de chance. Vers 14h, un agent de la police du MIT rentre au garage aprĂšs une patrouille en voiture banalisĂ©e.

Au croisement de Vassar Street, il croise un cycliste qui ressemble comme deux gouttes dâeau au suspect de la vidĂ©o du 4 janvier. Il sâapproche pour vĂ©rifier : bingo, il sâagit bien du jeune homme au disque dur.
ArrivĂ© prĂšs de Central Square, le policier tente dâarrĂȘter le cycliste. Lâhomme refuse dâabord de se laisser arrĂȘter. Bravache, il sâindigne que les agents du MIT ne soient pas âde vrais flicsâ.
Puis il laisse tomber son vĂ©lo et part en courant. A lâissue dâune brĂšve course poursuite, le jeune homme est arrĂȘtĂ©. Il est 14h11, lâagent plaque le fuyard contre le trottoir. Il sâagit dâAaron Swartz.
Ăpisode 2
Alors, on en Ă©tait Ă lâarrestation dâAaron Swartz, en janvier 2011. A lâĂ©poque, lâĂ©vĂ©nement est passĂ© inaperçu, il ne sera connu que quelques mois plus tard. Pourtant, Ă seulement 24 ans, le jeune homme est dĂ©jĂ une cĂ©lĂ©britĂ© du web.
Ce surdouĂ© est nĂ© en 1986 prĂšs de Chicago. Comme le racontera plus tard la journaliste Flore Vasseur, Aaron Swartz sait lire Ă trois ans et programmer Ă huit ans - son pĂšre Ă©dite dâailleurs des logiciels informatiques.
Il y a Ă©normĂ©ment dâanecdotes qui illustrent Ă quel point le jeune homme a Ă©tĂ© prĂ©coce. A 14 ans, il rejoint un centre de recherches de lâuniversitĂ© de Stanford. Lâadolescent travaille sans peine avec des chercheurs qui ont lâĂąge de ses parents.

Deux avant la crĂ©ation de WikipĂ©dia, il imagine un concept similaire, un site internet participatif de partage de connaissances dĂ©nommĂ© âThe Info Networkâ. Il est mĂȘme repĂ©rĂ© rapidement, nous dit Radio France, par âTim Berners-Lee, lâinventeur du World Wide Web, qui voit en lui un prodige du netâ.
AprĂšs avoir participĂ© au dĂ©veloppement des flux RSS, Aaron Swartz sâimplique dans les licences Creative Commons, qui offrent une nouvelle solution Ă la question des droits dâauteur. Puis il sâembarque dans la genĂšse du forum Reddit, oĂč il gagne au passage quelques millions.
Mais, vous lâavez dĂ©jĂ compris, Aaron Swartz nâest pas un entrepreneur. Il ne cherche pas Ă faire fortune. Câest un activiste, un enfant dâinternet libertaire, doublĂ© dâun nerd juridique, qui aspire Ă vivre dans un monde oĂč la connaissance sera diffusĂ©e plus largement.
Outre son combat contre deux rĂ©formes controversĂ©es censĂ©es lutter contre le tĂ©lĂ©chargement illĂ©gal, le Stop Online Piracy Act et le Protect IP Act, il est lâun des fondateurs de Demand Progress, une ONG de dĂ©fense des libertĂ©s sur internet et de lutte contre la surveillance en ligne.
A lâĂ©poque, Aaron Swartz nâest pas un Ă©tudiant ou un chercheur du MIT. Il est en revanche membre dâun centre de recherche de lâuniversitĂ© de Harvard, Ă©galement basĂ© Ă Cambridge, dans le Massachusetts.
Trois ans avant son arrestation, il a thĂ©orisĂ© son combat dans un texte, le Guerilla Open Access Manifesto. Pour le jeune homme, le patrimoine scientifique et culturel mondial est tombĂ© sous la coupe dâentreprises privĂ©es qui brident lâaccĂšs Ă la connaissance.

âMais nous pouvons riposterâ, Ă©crit-il. Dâabord en diffusant ses codes dâaccĂšs aux portails des Ă©diteurs scientifiques et ensuite en dĂ©clarant son opposition âĂ ce vol privĂ© de la culture publiqueâ, en allant faire des copies de ces ressources et en les partageant avec le monde.
On alors en pleine époque du téléchargement peer-to-peer. Il y a cette idée que ces nouveaux outils numériques vont permettre de diffuser comme jamais auparavant la culture et la connaissance. Si un internaute a décidé de partager sur EMule ce film rare, il est désormais accessible à tous les internautes du monde entier.
Bon, bien sĂ»r, on retrouve beaucoup de porno dans les films les plus partagĂ©s ou de copies ISO du systĂšme dâexploitation Windows. Mais il y a quand mĂȘme cette idĂ©e quâInternet va permettre dâaccĂ©der Ă un nouveau stade de la connaissance.
Ce manifeste va coller au basques dâAaron Swartz. Le 13 avril 2011, lâancienne compagne dâAaron Swartz, Quinn Norton, est interrogĂ©e par les enquĂȘteurs. Cette audition doit lui permettre dâĂ©viter toute poursuite. Mais elle regrettera plus tard amĂšrement la façon dont sâest dĂ©roulĂ© cet interrogatoire.
âJâai tout aggravĂ©, jâai ouvert un nouveau front pour leur cruautĂ©â, dira t-elle. Câest elle en effet qui mentionne lâexistence de ce manifeste. On peut cependant penser que lâaccusation aurait, mĂȘme sans elle, assez rapidement retrouvĂ© le manifeste.
A la lecture de ce document, les objectifs dâAaron Swartz semblent en effet assez Ă©vidents. Avec le scraping de Jstor, il a rĂ©ussi une premiĂšre Ă©tape dâenvergure en copiant quasiment 5 millions de documents. LâĂ©tape suivante aurait donc Ă©tĂ© la diffusion, par ses soins ou par un tiers.
La mĂ©thode a dâailleurs dĂ©jĂ Ă©tĂ© Ă©prouvĂ©e par lâhacktiviste. En 2008, Aaron Swartz a ainsi tĂ©lĂ©chargĂ© 2,7 millions de documents judiciaires amĂ©ricains. Ils Ă©taient publics, mais accessibles uniquement via le paiement dâune redevance sur le systĂšme Pacer (pour Public Access to Court Electronic Records).
Il avait alors exploitĂ© plusieurs failles dans lâaccĂšs gratuit concĂ©dĂ©s Ă quelques bibliothĂšques Ă travers le pays. Avec un petit script installĂ© sur un ordinateur dâune bibliothĂšque, et armĂ© dâun simple cookie dâauthentification renouvelĂ© par un complice, il a tĂ©lĂ©chargĂ©, en lançant une requĂȘte toutes les trois secondes, environ un quart des documents judiciaires accessibles.
Ils sont finalement transmis Ă lâONG public.resource.org avant que Pacer ne suspende son service pour arrĂȘter la fuite. Aaron Swartz est facilement identifiĂ©. Il nâa dâailleurs pas essayĂ© de se cacher. Pourquoi le faire puisquâil estime ne pas avoir enfreint la loi?

Son attention avait Ă©tĂ© attirĂ©e par un appel Ă volontaires pour le Thumb Drive Corpsâ, de Carl Malamud, un cĂ©lĂšbre militant en faveur de la diffusion de la connaissance sur internet. Ce dernier appelle Ă se rendre dans des bibliothĂšques pour tĂ©lĂ©charger des documents judiciaires sur des clefs USB et les partager ensuite sur internet.
Aaron Swartz va trouver un moyen dâindustrialiser tout cela, avec en tĂȘte cette idĂ©e que tout document public devrait ĂȘtre gratuit et accessible Ă tous. Il faut garder en tĂȘte Ă ce sujet quâaux Etats-Unis la jurisprudence est directement une source de droit.
Ce premier scraping, dâune valeur de 1,5 million de dollars selon le FBI, se solde sans consĂ©quences judiciaires pour Aaron Swartz. Mais pour le scraping de Jstor, lâaffaire va prendre une toute autre tournure. Cette fois-ci lâhacktiviste est bien poursuivi.
Cela nâallait pas forcĂ©ment de soi. Dâabord, la victime du scraping, Jstor, a abandonnĂ© trĂšs vite son action contre Aaron Swartz, en juin 2011, contre la promesse de ne pas diffuser les documents tĂ©lĂ©chargĂ©s.
Le MIT, gĂȘnĂ©, dĂ©cide de ârester neutreâ. Une drĂŽle de formulation qui signifie que lâuniversitĂ© nâa pas soutenu publiquement les poursuites, tout en rĂ©pondant aux demandes judiciaires de lâaccusation et de la dĂ©fense.
Aaron Swartz nâest pas un Ă©tudiant ou lâun de ses chercheurs. LâuniversitĂ© pourrait lui reprocher de sâĂȘtre incrustĂ© sur le campus, en quelque sorte. Mais dâune part, le MIT est cĂ©lĂšbre pour sa promotion de lâesprit hacker, nĂ© au sein du Tech Model Railroad Club, une association du MIT. Dâautre part, il nây a pas eu dâintrusion informatique sur son rĂ©seau, volontairement ouvert Ă tous.
Mais mĂȘme si le MIT reste attentif, câest le ministĂšre public qui dĂ©cide sâil y a bien matiĂšre Ă poursuites. En juillet 2011, le parquet du Massachusetts annonce ainsi des poursuites basĂ©es sur quatre chefs dâinfraction relatifs Ă du piratage informatique, passible dâun total de 35 ans de prison et dâune amende dâun million de dollars.

Le total encouru, pour une simple affaire de scraping, laisse perplexe. Vu de notre cĂŽtĂ© de lâAtlantique, la justice pĂ©nale amĂ©ricaine offre ainsi un visage particuliĂšrement inquiĂ©tant. âVoler, câest voler, que vous utilisiez une commande informatique ou un pied-de-biche, et que vous preniez des documents, des donnĂ©es ou des dollarsâ, rappelle la procureure Carmen Ortiz dans le communiquĂ© judiciaire.
ArrĂȘtons-nous toutefois sur cette histoire de 35 ans. Certes, ce quantum est de lâordre du possible. Mais ce total reste trĂšs thĂ©orique. âLes peines rĂ©elles sont gĂ©nĂ©ralement trĂšs Ă©loignĂ©es des peines maximales cumulativesâ, rappelle dâailleurs Ă propos de cette affaire un juriste.
La mention de ce chiffre a en fait deux objectifs. Dâune part, mettre la pression sur le prĂ©venu pour lâencourager Ă plaider coupable. Il Ă©viterait alors un procĂšs public et la peine finale pourrait ĂȘtre calĂ©e dans une fourchette bien moindre. Dans lâaffaire Aaron Swartz, le parquet aurait ainsi proposĂ© un plaider coupable avec une peine de trois Ă six mois de prison, avec du sursis selon son ancienne compagne.
Dâautre part, en parlant dâun maximum thĂ©orique de 35 ans de prison, il sâagit visiblement de refroidir les ardeurs de futurs scraper. Quelques mois plus tard, le ministĂšre remet un coup de pression supplĂ©mentaire avec un nouvel acte dâaccusation qui mentionne cette fois-ci 13 chefs de prĂ©vention.
Mais aucun accord nâest finalement conclu entre la dĂ©fense et lâaccusation. Visiblement, le coup de pression du ministĂšre public a braquĂ© Aaron Swartz, bien dĂ©terminĂ© Ă dĂ©montrer son innocence et peu disposĂ© Ă faire profil bas en Ă©change dâune petite peine. La bataille judiciaire devient Ăąpre.
On en est lĂ quand le pire va survenir. Alors quâAaron Swartz doit bientĂŽt ĂȘtre jugĂ© dans les jours qui viennent, le 11 janvier 2013 le jeune homme se pend deux ans aprĂšs son arrestation dans son appartement de Brooklyn.
Ăpisode 3
Alors, vous vous en doutez, le suicide dâAaron Swartz va entraĂźner un important renversement de la situation. Lâaccusation devient lâaccusĂ©e. Face Ă un prĂ©venu manifestement fragile, a-t-elle pris les mesures adĂ©quates? Dit autrement, la justice amĂ©ricaine a-t-elle sorti le marteau pour Ă©craser une mouche?
âLa mort dâAaron nâest pas simplement une tragĂ©die personnelle. Câest le produit dâun systĂšme de justice pĂ©nale truffĂ© dâintimidations et de poursuites excessivesâ qui a directement contribuĂ© Ă son suicide, Ă©crit ainsi sa famille. Un gĂąchis dâautant plus tragique que le scraping de Jstor nâĂ©tait visiblement quâun projet parmi dâautres pour Aaron Swartz.
Les partisans de lâhacktiviste se sont dâabord Ă©tonnĂ©s de lâexistence mĂȘme de la procĂ©dure judiciaire. âCâest comme essayer de mettre quelquâun en prison pour avoir soi-disant sorti trop de livres de la bibliothĂšqueâ, indiquera ainsi Ă Wired David Segal, le directeur exĂ©cutif de Demand Progress.
Lâune des infractions reprochĂ©es Ă Aaron Swartz, la fraude informatique, est jugĂ©e bien trop large et inadaptĂ©e au contexte moderne alors quâelle sâinspire dâun texte de loi datant de lâĂšre des tĂ©lĂ©grammes. La dĂ©fense conteste Ă©galement quâil y ait eu une intrusion informatique dans le rĂ©seau du MIT - Aaron Swartz sâest simplement branchĂ© dessus, comme cela se fait souvent dans des rĂ©seaux ouverts.

RecrutĂ© par les avocats dâAaron Swartz, lâexpert en cybercriminalitĂ© Alex Stamos a rĂ©capitulĂ© les problĂšmes juridiques posĂ©s par cette affaire. A lâĂ©poque des faits, Jstor autorise des tĂ©lĂ©chargements illimitĂ©s. Il nây a donc eu aucun piratage de lâĂ©diteur. Aaron Swartz est dâabord un jeune homme intelligent qui a trouvĂ© le moyen de tĂ©lĂ©charger rapidement de nombreux documents, rĂ©sume-t-il.
Lâexpert reconnaĂźt quand mĂȘme que les actions dâAaron Ă©taient âinconsidĂ©rĂ©esâ, un terme toutefois bien en dessous de la malveillance. âIl est inconsidĂ©rĂ© de tĂ©lĂ©charger beaucoup de fichiers sur le wifi partagĂ© ou de parcourir WikipĂ©dia trop rapidement, mais aucune de ces actions ne devrait conduire un jeune Ă ĂȘtre traquĂ© pendant des annĂ©es et hantĂ© par la possibilitĂ© dâune peine de 35 ansâ, ajoute-t-il.
Une deuxiĂšme sĂ©rie de critiques vont, au-delĂ du cas dâAaron Swartz, pointer des problĂšmes inhĂ©rents au systĂšme pĂ©nal amĂ©ricain. Ainsi, pour lâun des spĂ©cialistes amĂ©ricains du droit high-tech, Orin Kerr, estime lui les accusations portĂ©es contre lâhacktiviste âĂ peu prĂšs lĂ©gitimesâ.
En rĂ©sumĂ©, il juge quâil y a bien eu un accĂšs non autorisĂ© Ă un systĂšme dâinformation. A ce sujet, il estime que le jeu du chat et de la souris observĂ© durant tout lâautomne joue contre Aaron Swartz.
Le jeune homme avait donc conscience que son scraping nâĂ©tait pas vu dâun bon Ćil. Il pouvait donc sâattendre Ă des poursuites, pas forcĂ©ment malvenues dâailleurs: il aurait pu faire dâun tel procĂšs une tribune pour sa cause, en expliquant pourquoi il fallait rĂ©former la loi ou les institutions pour mieux partager la connaissance.

Ok, mais mĂȘme si les poursuites Ă©taient fondĂ©es, fallait poursuivre ainsi Aaron Swartz? Pour Orin Kerr, la rĂ©ponse est non. Souvenez-vous, le parquet avait proposĂ© une peine de six mois en cas de plaider coupable. Mais il avait toutefois prĂ©venu quâen cas de procĂšs, il demanderait une peine de sept ans.
Câest assez troublant de voir que pour la mĂȘme affaire, lâaccusation va jongler entre une peine et une autre 14 fois plus longue. Ce dossier montre, analyse Orin Kerr, que le parquet emploie de maniĂšre rĂ©guliĂšre des tactiques bien trop agressives. âCe nâest pas de la justice, câest du commerce de chevauxâ, sâinsurge dâailleurs la spĂ©cialiste des libertĂ©s publiques Jennifer Granick.
Pour autant, est-ce quâon peut affirmer que les magistrats sont responsables du suicide dâAaron Swartz? Impossible de rĂ©pondre Ă cette question. On peut remarquer que lâhacktiviste avait dĂ©jĂ mentionnĂ© la possibilitĂ© dâun suicide sur son blog. Mais câĂ©tait il y a six ans. Pour ses amis, le jeune homme avait dâailleurs rĂ©ussi Ă surmonter sa dĂ©pression, âjusquâĂ ce que lâaffaire criminelle ne se transforme en un cauchemarâ.
Aaron Swartz, petit, frĂȘle, timide et souvent malade, Ă©tait un ĂȘtre Ă part. Capable de dormir par exemple dans un placard dans lâun de ses appartements, ou de ne manger que des aliments blancs ou jaunes, et sans fruits. De lâaveu mĂȘme de son pĂšre, âAaron Ă©tait trĂšs, trĂšs fragile et trĂšs sensible, et cela a amplifiĂ© ses difficultĂ©sâ scolaires. Ce qui explique pourquoi le jeune homme a quittĂ© le lycĂ©e et Ă©tudiĂ© seul.
âLes procureurs ont entrepris la tĂąche difficile dâappliquer la loiâ, se dĂ©fendra la procureure Carmen Ortiz. Tous Ă©gaux devant la loi, suggĂšre-t-elle. Mais ânous pouvons Ă juste titre juger une sociĂ©tĂ© par la façon dont elle traite ses excentriques et ses gĂ©nies dĂ©viantsâ, lui rĂ©pondra indirectement le trĂšs rĂ©putĂ© professeur de droit Tim Wu.

Pour cet universitaire, lâinventeur de lâexpression sur la neutralitĂ© du rĂ©seau, la mort dâAaron Swartz est un Ă©chec judiciaire cinglant. Lâuniversitaire rappelle dâailleurs que Steve Jobs et Steve Wozniak, se sont aussi adonnĂ©s Ă des activitĂ©s illĂ©gales, le phreaking, ce piratage de la tĂ©lĂ©phonie. Avant ensuite de construire la sociĂ©tĂ© Apple.
âLes grands opĂšrent presque toujours Ă la pĂ©riphĂ©rie, rĂ©sume-t-il. Aaron Swartz Ă©tait un excentrique passionnĂ© qui aurait pu ĂȘtre lâun des grands innovateurs et crĂ©ateurs de notre avenir.â Dâailleurs, mĂȘme en partant si tĂŽt, lâhacktiviste a laissĂ© derriĂšre lui un impressionnant hĂ©ritage.
Et quelques mois aprĂšs sa mort, le dernier projet dâAaron Swartz est finalisĂ©. Câest lâapplication Secure Drop, destinĂ©e Ă protĂ©ger les sources des journalistes. Elle est toujours utilisĂ©e, dix ans plus tard, par la presse du monde entier.
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